En deux ans, le Groupe de Travail sur la Détention Arbitraire(GTDA) a rendu deux décisions importantes sur Reckya Madougou, en 2022 et tout récemment le professeur Joël Aïvo. Inconnu du grand public il y a quelques années, cet organe des Nations Unies se présente comme un vrai recours pour contrer les dérives en matière de défense des droits humains et des libertés fondamentales. Mais comment est-il composé ? Comment fonctionne-t-il ? Ses décisions ont-ils pris les effets que les décisions de justice ? Pour percer les méandres de cette décision, nous nous sommes rapproché de M. Setondji Adjovi. Expert en droit international public, Mr. Adjovi a travaillé dans les juridictions pénales internationales en même temps qu’il a formé les magistrats de différents pays d’Afrique au droit international pénal, aux droits de l’homme et à la criminalité maritime. De 2014 à 2020, il était membre du Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire et a présidé le Groupe pour une partie de son mandat.
C’est quoi le Groupe de Travail sur la Détention Arbitraire ? Comment est-il composé? Comment fonctionne -t-il? Jouit-il d’une autonomie d’actions et d’une indépendance réelle vis à vis des Nations-Unies où sein desquels les rapports de force sont parfois déséquilibrés.
Aux Nations Unies, il y a deux types d’organe de protection des droits de l’homme. Il y a les organes des traités qui sont créés dans le cadre des traités des droits de l’homme. C’est le cas du Comité des droits de l’homme et du Comité contre la torture. Et il y a les procédures spéciales qui sont créés par les organes des Nations Unies sur la base de la Charte. Le Conseil des droits de l’homme est la source principale des procédures spéciales, et le Groupe de travail sur la détention arbitraire est l’une de ces procédures spéciales.
Le Groupe de travail comprend cinq membres qui sont des experts indépendants élus par le Conseil pour un mandat de trois ans renouvelable une fois. Chaque membre représente une région donnée. L’Afrique est une de ces régions.
Le Groupe de travail a un mandat exclusivement lié à la détention arbitraire à travers le monde, et exerce son mandat à travers trois outils: il conduit des visites de pays pour apprécier la situation de la privation de liberté pour faire des recommandations à l’Etat qui l’a invité; il reçoit des alertes sur des situations qui pourraient constituer une détention arbitraire et il exhorte l’Etat mis en cause à se conformer à ses obligations internationales; et il reçoit des plaintes individuelles pour décider, au terme d’une procédure essentiellement écrite et contradictoire, si la situation en cause constitue une détention arbitraire ou pas, et les conséquences qui en découlent.
Le Groupe de travail est indépendant dans son fonctionnement et rend ses décisions souvent à l’unanimité, mais il n’est pas exclu que des décisions puissent être rendues à la majorité et que des membres puissent émettre un avis dissident. Les tentatives des Etats pour l’influencer ne manquent pas et ne peuvent pas être empêchées mais elles n’affectent pas son indépendance formelle et tout dépendra des circonstances et des personnes impliquées, comme dans toute autre œuvre humaine.
Beaucoup de détracteurs disent que le GTDA n’est qu’un groupe de travail et donc que ses décisions ne peuvent être érigées au degré de décision de justice?
Le Groupe de travail a une fonction quasi-judiciaire quand il est saisi d’une plainte individuelle. Sa dénomination n’y change rien, tout comme les différentes perceptions. C’est facile pour un Etat, un groupe d’individus ou un individu de le dénigrer en minimisant sa décision. Mais le fait est que les Etats lui ont donné le mandat de résoudre les différends relatifs à la privation de liberté pour déterminer si une telle privation est arbitraire ou non. Et quand le Groupe de travail émet un avis en ce sens, son avis est obligatoire. Toutefois, en droit international, il n’est que de très rares cas ou situations, où un règlement judiciaire ou quasi-judiciaire pourrait être exécuté par la force publique. Je pense notamment au Conseil de sécurité qui peut recourir à la force pour mettre en oeuvre une décision de la Cour internationale de Justice. Dans tous les autres cas, les décisions judiciaires internationales, hors du cadre d’un droit communautaire, sont exécutés selon le bon vouloir des Etats. Naturellement la puissance d’un Etat peut dès lors affecter cette exécution.
Dans le cas du dossier du professeur Aïvo, que s’est-il passé? Comment en est-on arrivé à cette décision?
Dans la pratique du Groupe de travail, il y a cinq catégories de détention arbitraire définies comme suit:
« a) Lorsqu’il est manifestement impossible d’invoquer un quelconque fondement juridique pour justifier la privation de liberté (comme dans le cas où une personne est maintenue en détention après avoir exécuté sa peine ou malgré l’adoption d’une loi d’amnistie qui lui est applicable) (catégorie I) ;
b) Lorsque la privation de liberté résulte de l’exercice de droits ou de libertés garantis par les articles 7, 13, 14, 18, 19, 20 et 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et, en ce qui concerne les États parties au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, par les articles 12, 18, 19, 21, 22, 25, 26 et 27 de cet instrument (catégorie II) ;
c) Lorsque l’inobservation totale ou partielle des normes internationales relatives au droit à un procès équitable, établies dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans les instruments internationaux pertinents acceptés par les États concernés, est d’une gravité telle qu’elle rend la privation de liberté arbitraire (catégorie III) ;
d) Lorsqu’un demandeur d’asile, un immigrant ou un réfugié est soumis à une détention administrative prolongée sans possibilité de contrôle ou de recours administratif ou juridictionnel (catégorie IV) ;
e) Lorsque la privation de liberté constitue une violation du droit international en ce qu’elle découle d’une discrimination fondée sur la naissance, l’origine nationale, ethnique ou sociale, la langue, la religion, la situation économique, l’opinion politique ou autre, le sexe, l’orientation sexuelle, le handicap ou toute autre situation, qui tend ou peut conduire au non-respect du principe de l’égalité entre les êtres humains (catégorie V). » (voir le paragraphe 3 de la décision).
Dans l’affaire Aïvo, en l’absence d’une réponse recevable du Bénin, le Groupe de travail a cru les allégations inscrites dans la plainte qui portent sur les catégories I, II, III et V, pour conclure à une détention arbitraire. Si la réponse avait été déposée dans les temps, cela aurait pu faire la différence et le Groupe de travail aurait procédé à une analyse pour déterminer qui des deux parties croire sur chaque allégation.
Le gouvernement aurait abdiqué et n’a pas jugé utile de venir défendre sa position ?
Le Groupe de travail a communiqué la plainte au Gouvernement béninois dans une communication du 12 janvier 2024. Le Bénin disposait de deux mois, soit 60 jours pour répondre. Et le Bénin pouvait solliciter une prorogation des délais pour un mois additionnel, soit 30 jours de plus, pour un total de 90 jours donc pour répondre. En l’espèce, le Bénin a répondu le 2 avril 2024, soit trois semaines après le délai, sans avoir sollicité une prorogation. Techniquement cette réponse n’était donc pas recevable. Il faut s’interroger sur les raisons d’une telle attitude méconnaissant les règles. Solliciter l’extension aurait été bien simple et c’était la responsabilité de la représentation béninoise auprès des Nations Unies à Genève, soit l’ambassade du Bénin à Paris. La diplomatie béninoise a donc failli et si elle n’a pas avisé les agents de l’Etat qui devaient préparer la réponse sur les délais, elle aura failli doublement.
Ce n’est pas la première procédure contre le Bénin et, personnellement, je ne doute pas que les uns et les autres connaissaient parfaitement la procédure et les délais.
Pour le Groupe de travail, l’absence d’une réponse et une réponse en retard et donc irrecevable constitue une seule et même chose: le silence de l’Etat mis en cause qui rend impossible le contradiction et qui donne plus de poids à la plainte dans sa narration des faits.
Quelle est la force de coercition dont dispose le GTDA puisque sa décision sur Réckya Madougou n’a pas été respectée jusqu’à ce jour?
Le Groupe de travail ne dispose pas de force publique pour assurer l’exécution de ses décisions. Mais toutes ses décisions font partie du lot d’obligations que les autres Etats Membres vont prendre en compte durant l’examen périodique universel. Ainsi par exemple, lors de l’examen périodique universel concernant le Bénin, les Etats Membres du Conseil des droits de l’homme vont demander au Bénin d’expliquer sa mise en oeuvre des décisions des organes de protection, y compris le Groupe de travail. Et tout Etat intéressé peut se fonder sur ces décisions pour considérer que le Bénin ne respecte pas les droits de l’homme. Dans son rapport annuel sur les droits de l’homme à travers le monde, les Etats-Unis d’Amérique tiennent ainsi compte systématiquement des décisions du Groupe de travail. Il ne sera donc pas exclu qu’un Etat ou un Groupe d’Etats pose ces décisions dans la balance politique de ses rapports avec le Bénin.