L’opinion béninoise s’est fortement émue de la situation au Sénégal. On a vu avec quelle frénésie, beaucoup se sont réjouis de la victoire de Bassirou Diomaye Faye dès le dimanche soir. Le lundi, les déclarations de Mamadou Ba, candidat de la majorité présidentielle et du président sortant Macky Sall ont confirmé à l’opinion internationale la victoire sans appel du jeune candidat du PASTEF désigné in extremis par Ousmane Sonko –alors recalé – pour le remplacer et défendre les couleurs de son parti.
Et la toile s’enflamme. Les réseaux sociaux devenus les rares espaces d’expression libre pour la majorité des Béninois ont été pris d’assaut par les uns pour exprimer une joie, un soulagement après ce dénouement inattendu de cette élection aux multiples soubresauts qui a failli conduire le Sénégal à la dérive à cause des velléités autocratiques de son président. Les autres, pour exprimer leur fierté d’africains face à la bravoure et l’héroïsme du peuple sénégalais qui a défendu bec et ongle sa démocratie qui l’a sauvé enfin. Certains- j’ose croire que c’est la masse critique- se sont préoccupés du sort du Bénin qui doit, selon eux, en tirer leçons pour 2026 où des élections générales très incertaines l’attendent. Certains mêmes qui, dans divers forums ont proclamé ces derniers jours-ci le requiem de la démocratie en Afrique et se sont mués en chantre des coups d’Etat sont devenus curieusement et subitement amoureux et fiers de l’épopée électorale sénégalaise. Une contradiction de perspectives, une versatilité écœurante mais révélatrice d’absence de choix cohérents et d’options rigoureuses de développement chez une majorité de nos compatriotes.
Mais en vérité, ce qui s’est passé au Sénégal est la victoire de la démocratie même. Il est le fruit de l’abnégation et de la résilience d’un peuple face aux avatars d’un dirigeant guidé par ses intérêts égoïstes et d’une Assemblée Nationale aux ordres. Le peuple sénégalais qui n’a connu que la démocratie a eu confiance en la démocratie qui l’a sauvé. Lorsqu’un jeune homme de 43 ans sort de prison après avoir bénéficié d’une amnistie- obtenue après des révoltes populaires – et devient Président de la République dix jours après, il n’y a pas meilleure expression de la démocratie que celle-là ? Un jeune naguère inconnu du grand public, sans aucun carnet d’adresses international, sans aucune expérience politique, sans une fortune colossale et qui n’a signé aucun contrat avec des lobbys financiers, sectaires ou des puissances étrangères…C’est un exploit inouï de le voir devenir aussi rapidement Président de la République en battant tous ses adversaires au premier tour ?
Pour réaliser ce presque-miracle démocratique, le peuple sénégalais a dû compter sur deux corps de sa société et/ou institutions : sa jeunesse et sa Cour Constitutionnelle. C’est cette jeunesse qui a pris le risque d’aller chaque fois dans la rue pour affronter la soldatesque de Macky Sall. Pendant plusieurs mois, ces jeunes de 18 à 25 ans, parfois des mineurs, ont pris la rue pour protester de façon violente contre les nombreuses injustices du pouvoir en place. C’est cette jeunesse qui a d’ailleurs payé le pris fort avec dans ses rangs des centaines de pertes en vie humaine et de blessés graves dont certains sont devenus impotents à vie. Ousmane Sonko incarne l’âme, le visage, la voix de cette jeunesse. Il en est le leader incontesté et il n’a pas hésité à prendre des risques qui l’ont amené à perdre son emploi à la fonction publique, à être emprisonné et privé de candidature.
Mais l’exemple sénégalais n’est pas un cliché transposable, ni capable de reproduction au Bénin. Ce qui s’est passé au Sénégal ne peut se passer qu’au Sénégal et jamais au Bénin. Parce que les sénégalais parlent « pays » et disent tout le temps « le Sénégal ». Ils sont prêts à prendre des risques pour sauver leur pays. Les Béninois parlent « égo » et disent tout le temps, « je…, moi, ma vie, ma tête ». Il y a même un dicton populaire qui confirme cet individualisme béninois : « Lorsqu’il y a une situation de crise, on ne dit pas nos têtes, on dit ma tête ». Si c’était au Bénin, lorsque Sonko a été radié de la fonction publique, parents, amis et même sa femme(ou ses femmes) seraient tombés sur lui à bras raccourci pour l’accuser d’avoir pris un risque inutile. Ils lui auraient dit qu’il s’est montré trop imprudent et qu’il ne verrait personne pour le soutenir. On lui aurait demandé d’aller plaider couple et demander pardon en « haut lieu » pour se faire recruter à nouveau ou pour qu’on lui trouve « quelque chose » ailleurs. Sa femme (ou ses femmes) va même menacer de le quitter car il n’a pas assez pensé à sa famille. Au Bénin, il y aurait très peu de jeunes ou presque pas qui vont se mobiliser derrière Sonko et aller spontanément dans les rues pour protester. Car, à force d’entendre partout qu’il ne faut prendre aucun risque, tous ont rangé au placard leur conviction et engagement patriotique. Tous sont devenus des « raseurs de mur », incapables de la moindre indignation, préoccupés à tirer avantage du pays qu’à le défendre. Tous répètent à l’unisson, « je ne veux prendre aucun risque pour les hommes politiques ».
Au Bénin, la Cour Constitutionnelle aurait pu suivre la position du Président de la République et l’Assemblée Nationale et confirmer le rapport.
Enfin, si c’était au Bénin Ousmane Sonko n’aurait pu jamais choisir quelqu’un d’autres pour le remplacer lorsqu’il a été empêché. Il aurait fait l’option de « moi ou personne ». Et d’ailleurs, il se trouvera beaucoup de gens pour décourager la candidature d’un remplaçant en disant qu’il n’est pas populaire et qu’il se fera humilier par le candidat de la mouvance. Dans l’un ou dans l’autre des cas, l’option du remplaçant n’aurait pas marché.
Vous comprenez donc que le Bénin n’est pas le Sénégal et ne le sera jamais tant que « les Béninois vivront toujours dans leurs pays comme des étrangers », pour citer le Général Mathieu Kérékou, ancien Président de la République.