Ambassadeur Théodore C. LOKO (à la retraite)
Docteur en Droit
Enseignant-chercheur
Président de Capital Social Chrétien
INTRODUCTION : SEPARATION ET COLLABORATION
Par socialisation, on entend les divers processus que chaque groupe met en oeuvre pour faire intérioriser, c’est-à-dire admettre et assimiler par les individus qui le composent, les normes, les sentiments, les croyances, les attitudes, les conduites, les « schémas communs de pensée, de perception, d’appréciation et d’action », qui sont les siens.[1]
On distingue diverses espèces de socialisation suivant la nature du groupe qui les met en oeuvre ; la socialisation sociétale qui vise à intégrer les individus dans une société donnée ; la socialisation nationale (qui, dans sa plénitude, aboutit au patriotisme), provinciale, régionale ; la socialisation politique qui induit le citoyen à accepter un certain régime politique, à respecter les règles qui en assurent le bon fonctionnement (civisme) et la vision de l’homme et de la cité qui en fondent le consensus.
L’Église et la communauté politique, bien que s’exprimant toutes deux à travers des structures d’organisation visibles, sont de nature différente, tant par leur configuration que par les finalités qu’elles poursuivent. Le Concile Vatican II a solennellement réaffirmé que « sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes ».[2] Toutefois, l’intérêt actif que porte l’Église à la question sociale, c’est-à-dire à ce qui a pour fin un développement authentique de l’homme et de la société, de nature à respecter et à promouvoir la personne humaine dans toutes ses dimensions, s’est toujours manifesté de manières très diverses.[3]
C’est à la lumière de cette sagesse que peuvent s’analyser les rapports entre l’Église et l’État (I) ainsi que la reconnaissance d’une juste conception de laïcité au Bénin (II).
I LES RAPPORTS ENTRE L’EGLISE ET L’ETAT
L’autonomie réciproque de l’Église et de la communauté politique susmentionnée ne comporte pas de séparation excluant leur collaboration car toutes deux, bien qu’à un titre divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes.
En conséquence, l’Église a droit à la reconnaissance juridique de son identité parce que sa mission embrasse toute la réalité humaine et qu’elle se reconnaît « réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire ».[4] A ce titre, l’Église revendique la liberté d’exprimer son jugement moral sur cette réalité chaque fois que cela est requis par la défense des droits fondamentaux de la personne ou par le salut des âmes,[5] cela en vue d’une juste conception de la laïcité (A), face à la place de l’État au cœur d’incessantes polémiques (B) et la croissance des entourages politiques (C).
A/ LA JUSTE CONCEPTION DE LA LAICITE
Selon Saint Jean Paul II[6], l’Etat n’intervient pas dans la vie interne de l’Eglise et réciproquement l’Eglise n’intervient pas habituellement dans le fonctionnement de l’Etat et des pouvoirs publics, sauf quand le respect de principes fondateurs de notre vie sociale est en jeu. Cette autonomie ne signifie donc pas ignorance mutuelle mais dialogue. Il est de la responsabilité de l’Etat d’assurer et de garantir le bon exercice de la liberté du culte, de permettre aux différentes religions d’apporter leur pierre à l’édification d’un vivre ensemble dans notre société et d’apporter leur contribution aux multiples débats qui traversent notre société. Le Pape souligne avec une grande finesse d’analyse que si l’on veut éviter un repli communautariste défensif et agressif de la part des communautés religieuses, seule une laïcité de dialogue permet à chacun de trouver sa place dans la société.
B/ L’ETAT AU CŒUR D’INCESSANTES POLEMIQUES
Depuis la fin du XXème siècle, la place de l’État est au cœur d’incessantes polémiques. D’aucuns réclament « moins d’État » en contestant une omniprésence qui dégénère souvent en impotence ; d’autres rétorquent qu’il demeure le seul apte à sauvegarder un fragile équilibre social ; c’est l’aménagement de ses capacités d’intervention qu’il faut donc promouvoir afin de privilégier son efficacité pour « mieux d’État ».[7]
C/ LA CROISSANCE DES ENTOURAGES POLITIQUES
Vivant « de » et « pour » la politique, les hommes politiques professionnels ont développé une capacité : faire vivre de la politique leur entourage. Élus et ministres peuvent en effet difficilement exercer leur mandat ou tenir leurs postes sans recruter des collaborateurs et des conseillers. Et souvent, recrutés par les hommes politiques, ces collaborateurs sont liés à leur mandat et aux aléas de leur carrière. La précarité qui est alors la caractéristique commune à ces emplois[8] engendre quelquefois le développement des structures de péché qui affaiblissent la conscience.[9]
II LA RECONNAISSANCE D’UNE JUSTE CONCEPTION DE LAICITE AU BENIN
Elle s’est manifestée à maintes reprises, à savoir : à l’avènement du renouveau démocratique au Bénin en 1990 (A), dans l’accord-cadre entre le Bénin et le Saint-Siège (B) et dans le message du Pape Benoit XVI aux Béninois à l’occasion de la présentation des lettres de créances, en mai 2010, du premier ambassadeur résident du Bénin près le Saint-Siège, l’ambassadeur Théodore C. LOKO (C).
A/ L’AVENEMENT DU RENOUVEAU DEMOCRATIQUE
Ayant entendu les revendications qui s’exprimaient de plus en plus à haute voix, et devant le risque de banqueroute de l’État en 1989, le Président Kérékou a accepté de mobiliser toutes les énergies du pays et a convoqué une Conférence nationale au sein de laquelle toutes les tendances politiques, philosophiques et religieuses ont été représentées. Il a su laisser la nation choisir son avenir, aidé sur cette voie par Monseigneur Isidore de Souza qui avait été porté à la présidence de la Conférence nationale.
L’archevêque de Cotonou a su respecter la dignité de chacun des représentants du peuple. Par son calme et son exigence morale, par sa totale neutralité, il n’a eu d’autre but que le bien de la nation et il a su éviter tous les écueils et conduire son pays vers la liberté.
B/ L’ACCORD-CADRE ENTRE LE BENIN ET LE SAINT-SIEGE
Le Bénin et le Saint-Siège ont signé un accord-cadre sur le statut juridique de l’Eglise catholique au Bénin, le 23 août 2018. L’Accord cadre, constitué d’un préambule et de 19 articles « garantit à l’Église le déroulement de sa propre mission au Bénin … et reconnaît la personnalité juridique de l’Église et de ses Institutions.
Les deux parties, tout en sauvegardant l’indépendance et l’autonomie qui leur sont propres, s’engagent à collaborer pour le bien-être moral, spirituel et matériel de la personne humaine et pour la promotion du bien commun ». Par ailleurs, elles ont tenu compte , dans le préambule, du fait qu’un grand nombre de Béninois appartient à l’Église Catholique et du rôle exercé par celle-ci dans la vie de la Nation, au service du développement spirituel, social, culturel et éducatif du peuple béninois tout en réaffirmant l’enracinement profond et ancien des fidèles catholiques dans la vie nationale du pays, de la richesse des traditions religieuses du continent africain et de l’opportunité de leur garantir un espace d’expression solennelle.
C/ LE MESSAGE DU PAPE BENOIT XVI AUX BENINOIS EN MAI 2010
Dans sa réponse à mon discours de présentation des lettres de créance, le souverain pontife a tenu à rappeler ceci : « Protagonistes de leur propre destin, les Béninois sont invités à promouvoir une authentique fraternité. Celle-ci est une condition primordiale pour la paix sociale et un facteur de promotion humaine intégrale.
La recherche de l’intérêt personnel au détriment du bien commun sont un mal qui ronge lentement les institutions publiques, freinant ainsi le développement intégral de l’être humain. Les acteurs politiques, économiques et sociaux d’une nation sont comme sa ‘conscience vigilante’ qui garantit la transparence dans ses structures et l’éthique qui anime la vie de toute société. Ils doivent être justes. La justice accompagne toujours la fraternité. Elle constitue un facteur d’efficacité et d’équilibre social permettant aux Béninois de participer aux ressources humaines et naturelles, de vivre dignement et d’assurer l’avenir de leurs enfants. »
CONCLUSION : L’ACCOMPAGNEMENT DE L’EGLISE POUR UN « MIEUX D’ETAT »
Il passe par la célèbre phrase de Jésus de Nazareth « A César ce qui est à César…». En effet, quant à savoir s’il faut payer l’impôt à César, c’est-à-dire s’il faut choisir telle ou telle stratégie économique ou politique face aux situations humaines complexes qui engendrent la misère, Jésus, en invitant à « rendre à César ce qui est à César » renvoie chacun à sa responsabilité, à sa raison, à son intelligence, à sa liberté. Il n’y a pas lieu de «sacraliser » tel ou tel choix politique, en se réclamant directement de Dieu.
L’important, c’est que chaque disciple du Christ, éclairé et soutenu par la Parole de l’Évangile, s’engage avec lucidité et compétence pour combattre l’exclusion, faire reculer la misère et mettre en cause César lorsqu’il laisse s’installer l’iniquité. Et Jésus nous montre le chemin de cette libération. Il passe par la solidarité et la proximité concrète des plus petits et des plus pauvres. Il va jusqu’à se faire l’un d’entre eux, à partager leurs conditions de vie, leurs souffrances et à vivre avec eux ce chemin de libération.
Depuis que Jésus s’est assimilé à celui qui a faim, à l’étranger, au prisonnier, au malade, les disciples du Christ savent que c’est chez les plus petits de leurs frères que doivent commencer leurs solidarités.[10]
[1] (Cot et Mounier), les socially relevant behaviour (N. Adler et Ch. Harrington), le complex of organized habits, sentiments, and social attitudes (R. E. Park et E. W. Burgess).
[2] Jean-Paul II, Encycl. Centesimus annus, 47: AAS 83 (1991) 852.
[3] Encyclique Sollicitudo rei socialis, Saint Jean-Paul II, 1987.
[4] Concile Œcuménique Vatican II, Const. past. Gaudium et spes, 1: AAS 58 (1966) 1026.
[5] Cf. CIC, canon 747, § 2; Catéchisme de l’Église Catholique, 2246.
[6] Allocution aux membres du Corps diplomatique le 12 janvier 2004 et exprimée dans son discours aux évêques de la province de Besançon le 27 février suivant, se situant dans la ligne de réflexion de Pie XII qui parlait d’une « saine et légitime laïcité de l’Etat » (28 mars 1958) et de Paul VI qui invoquait une « juste laïcité » (17 juin 1965).
[7] CF. Jacques Baguenard, L’Etat, une aventure incertaine, Ellipses, Paris, 1998, P. 5
[8] Annie Collovad, Guillaume courty, Les grands problèmes politiques contemporains, 70 fiches, L’Etudiant, Paris, 2007, P. 139.
[9] Saint Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, 1987.
[10] Cf. Révérend Père Berjonneau Jean-François, Homélie, 16/10/1999, 29ème dimanche ordinaire, Saint-Pierre – IVRY SUR SEINE (94), www.lejourduseigneur.com
Source : Journal La Croix du Bénin