Ouvrez les guillemets. J’appelle philosophie africaine un ensemble de textes : ensemble précisément de textes écrits par des africains et qualifiés par leurs auteurs eux-mêmes de philosophiques. Fermez les guillemets. Cette phrase résonne dans les tympans comme fondatrice de la philosophie africaine. Elèves, étudiants, chercheurs en philosophie et études africaines, tous l’ont lue, relue, enseignée, mémorisée. Critiquée, remise en cause à maintes reprises, dénoncée, dévalorisée, elle reste toujours debout, et semble résister à tous les avatars d’une science d’essence spéculative et contradictoire comme la philosophie. C’est peu que de dire qu’elle se bonifie au fil du temps comme un postulat immortel. Elle signe la fin d’une si longue saison de jacasserie où spéculateurs de toutes sortes ont ventilé l’idée de philosophie pensée, non pas comme une discipline intellectuelle et individuelle rigoureuse, mais comme une vision collective du monde propre à un groupe d’hommes. En 1976 où apparut la première version du livre « Sur la philosophie africaine, Critique de l’éthnophilosophie », proliféraient en Afrique les thèses d’ethnographie prises à tort comme de la philosophie. Le missionnaire franciscain belge Placide Frans Tempels en était le chantre. En 1945, il publie un livre qui a tôt fait de devenir un ouvrage de référence avec comme titre « La philosophie bantou ». Il trouve vite des disciples parmi lesquels il y a un certain Alexis Kagamé, prêtre comme lui, qui publie en 1956, « La philosophie bantou rwandaise de l’être ». Les deux livres défendent des théories semblables qui assimilent la philosophie à une recherche imaginaire, collective, immuable, commune à tous les africains. Ce que réfute justement Paulin Hountondji qui requalifie la philosophie africaine et affirme qu’il ne saurait exister une philosophie bantou, yorouba, fon, baoulé, wolof, sérère… « Je crois avoir contribué à attirer l’attention sur l’existence d’une philosophie africaine prise dans un sens, celui justement où l’on parle de philosophie grecque, française, allemande… pour désigner la philosophie produite par les Grecs, les Français, les Allemands…telle qu’elle se laisse appréhender dans les corpus de texte réellement existants : une pensée conceptuelle et rigoureuse. Cette philosophie existe », affirme-t-il. Pour un jeune philosophe de 34 ans qu’il était, c’était une affirmation osée, difficile à défendre à l’époque, bien qu’il sorte de la prestigieuse Ecole Normale Supérieure située à la rue d’Ulm qui a formé d’éminents érudits africains comme Léopold Séddar Senghor, Aimé Césaire, Elikia M’bokolo, Joseph Ki Zerbo, Yambo Ouologem, son camarade d’hypokhâgne.
L’ouvrage fait effet boule de neige, suscite intérêts, curiosités et surtout beaucoup de questionnements. Il arrêtait une longue période d’égarement disciplinaire de plus de trente ans. Les mauvaises langues racontent même qu’il aurait précipité la mort du père Tempels décédé en 1977, quelques mois après la parution de la première édition. Très tôt, Hountondji doit faire face aux questions. De quels textes parle-t-il ? A quels auteurs fait-t-il ? Dans une Afrique où on note une prégnance de l’oralité, où allait-il trouver les textes ? Paulin Hountondji expose un vaste projet en se basant sur les travaux du canado-éthiopien Claude Sumner qui a fait connaître les écrits des philosophes éthiopiens du XVIIè siècle. Il expose également les manuscrits de Tombouctou au Moyen-Age, manuscrits écrits en arabe par des penseurs africains de l’époque. Les travaux des égyptologues Théophile Obenga et Grégoire Biyogo l’aident et font remonter la philosophie africaine à l’Egypte pharaonique. Peu à peu, les idées du professeur Hountondji se sont imposées comme une thèse majeure en philosophie africaine.
Né en 1942 dans une famille chrétienne protestante, il découvre la passion pour la philosophie au lycée Victor Ballot(Actuel Behanzin) avec Hélène Marmottin son professeur. Plus tard au Collège Henri IV où il a fait ses années préparatoires, il renforce cette passion et choisit d’y préparer son agrégation, puis en 1970 un doctorat à l’université de Paris-Nanterre. Il y consacra toute sa vie, allant de séminaires à colloques scientifiques en passant par les conférences et les cours magistraux qu’il donnait au Bénin, en France et en République Démocratique du Congo, sur demande personnelle, dit-on, du président Mobutu. Il est, avec le sénégalais Souleymane Bachir Diagne, l’une des voix, certes bégayante, mais majeures de la philosophie en Afrique et a d’ailleurs été fondateur du Conseil Inter-Africain de Philosophie(CIAP). Sa brillante participation à la Conférence Nationale des forces vives de la Nation de février 1990 l’a révélé au grand public. Il avait, à travers ses réflexions et ses contributions, posé la question préjudicielle de la souveraineté de ces assises, devenant du coup l‘un des « illustres artisans du renouveau démocratique », pour utiliser les termes de Sévérin Adjovi, ancien ministre et ancien député qui lui rendit un hommage mérité. Cette participation lui a ouvert les portes d’une courte carrière politique de cinq ans(1990-1994) qui le conduira comme ministre de l’éducation nationale puis de la culture. Très vite, il a compris n’avoir pas trop sa place dans ce monde. En 2012, au cours d’une interview à la radio nationale, répondant à la question du journaliste qui voulait savoir, entre monsieur le ministre et monsieur le professeur, lequel il apprécie ? « J’aime les choses sûres, je suis professeur », avait-il répondu d’une ton martial. Cette prudence n’est pas nouvelle. Dans « Combats pour le sens, un itinéraire africain », paru en 2012, il raconte que lors des évènements de Mai 1968 en France, il n’avait pas participé aux manifestations bien qu’enseignant à Besançon, il faisait de fréquentes descentes sur Paris. Apolitisme dira-t-on mais posture de réserve du philosophe qui a voulu garder sa distance pour mieux observer et analyser. Souleymane Bachir Diagne, lui aussi sorti de l’Ecole Normale Supérieure, qui a eu l’honneur de préfacer ce dernier livre qui retrace le parcours intellectuel de l’homme. Il évoque « l’impact considérable des travaux du professeur Hountondji sur de grands secteurs de l’intelligentsia africaine et les disciplines africanistes en général » . Africaniste, il l’est dans le corps et dans l’âme. Ecoutons-le ici : « l’africanité de notre philosophie ne résidera pas dans ses thèmes mais avant tout dans l’appartenance géographique de ceux qui la produisent et dans leur mise en relation intellectuelle. Le meilleur africaniste européen reste européen même s’il invente une philosophie bantu ». L’universitaire sénégalais Bado Ndoye lui a rendu hommage pour ses 80 ans dans un ouvrage paru en 2022, préfacé par le même Souleymane Bachir Diagne et intitulé : « Paulin Hountondji, leçons de philosophie africaine » dans lequel il salue « l’un des penseurs contemporains les plus influents ».
Pardon! Pardon! Pardon !
Son dernier fait d’arme remonte à 2020. Fidèle à ses convictions et à son courage intellectuel, il trouve encore les moyens de contre-attaquer le ministre de la justice Sévérin Quenum qui insinuait au colloque organisé par l’Association Béninoise de Droit Constitutionnel(ABCD) sur les 30 ans de la conférence nationale que : « le dialogue politique tenu à Cotonou en octobre 2019 constitue le 3ème acte fondateur de notre histoire politique ». Le professeur réagira de la manière la plus magistrale possible. « Il y a des raisonnements de désastre contre lesquels les Béninois doivent se prémunir. J’entends des choses extraordinaires. Si l’on continue ainsi, un jour on décidéra que 2+3=20 et on attendra de nous que nous applaudissions. Le dialogue politique de 2019 ne peut sous aucun prétexte être mis sur le même plan que l’accession de notre pays à l’indépendance et la refondation collective à la conférence nationale. Pardon ! Pardon ! Pardon ! », a-t-il martelé.
Depuis 1994, il avait plus une grande distance avec la chose politique. Cette distance s’est élargie avec l’avènement du pouvoir de la rupture dont la vision et les approches de gouvernance ne peuvent guère impressionner un penseur de sa trempe. Ils privilégient eux la matière à la place de la réflexion, les infrastructures à la place de la superstructure.
Des années après sa mort, l’influence de Paulin Hountondji sur la philosophie africaine sera encore très remarquable.
Plaise au ciel que nous ayons demain notre « panthéon » à nous afin que la patrie puisse rendre les hommages mérités à ce fils méritant.