Près d’un an après la création de l’Alliance des états du Sahel (Aés), des doutes persistent sur le bien-fondé de cette initiative prise par les militaires au pouvoir au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Le Père Arnaud Eric Aguénounon, philosophe politique, diplômé en Relations Internationales, écrivain essayiste et analyste politique, explique les raisons de la création d’une telle institution ainsi que les faiblesses qu’elle affiche au regard des principes démocratiques.
La Croix du Bénin : Le 16 septembre dernier, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont signé la Charte du Liptako-Gourma, jetant ainsi les bases de l’Alliance des États du Sahel (Aés) qui promet de redéfinir la lutte contre le terrorisme et de remodeler les équilibres régionaux. Quelle est, selon vous, l’utilité d’une telle dynamique dans la sous-région ouest africaine ?
Père Arnaud éric Aguénounon : Dans un état démocratique, il est illégitime et extrêmement grave de faire un coup d’état militaire ou de réviser la Constitution pour se maintenir au pouvoir. Quand un tel coup de force échoue, les commanditaires sont souvent mis aux arrêts et accusés d’atteinte à la sûreté de l’état. Pour nos états africains et dans le monde entier, la démocratie est le système dans lequel les libertés, notamment la liberté de conscience, sont inscrites dans le cœur de l’homme, lui permettant de se déterminer, d’être acteur de développement, concitoyen et citoyen engagé. Sans la démocratie, il n’y a pas d’alternance, d’expression pluraliste, d’épanouissement dans la liberté, de respect des droits humains, de contre-pouvoir. Ce qui rend puissant les états-Unis, c’est la liberté. Elle est le fruit essentiel de la démocratie, gage de paix. Dans son Encyclique Pacem in Terris, le Pape Jean XXIII définit, dans l’esprit humain, les quatre socles de l’homme, artisan de paix: la liberté, la vérité, la justice et la paix. Mais nous constatons aujourd’hui que la paix est devenue la denrée la plus rare dans le monde. Pire, elle est bafouée et durement menacée.
Quand on parvient au sommet de l’état par un coup de force, il faut travailler à rendre le pouvoir au peuple. Pour revenir à votre question après cette introduction, je pense que l’Alliance des états du Sahel (Aés) est d’abord l’association des meneurs de coup de force. Lésés, isolés et dépourvus de moyens pour combattre le terrorisme sur le terrain, ces différents militaires ont pensé que s’ils prenaient les commandes du pouvoir politique, ils arriveraient à se doter de moyens adéquats pour la défense de l’intégrité de leurs territoires respectifs voire de la sous-région. Mais est-ce vraiment possible ? C’est purement et simplement de la démagogie parce que le rôle essentiel du soldat, ce n’est pas la gouvernance politique. Avant la création de l’Aés en septembre 2023, il y avait l’Autorité du Liptako-Gourma qui existe depuis plus d’une décennie et qui est une institution dont la mission consiste à travailler à la sécurité, à la coopération et au développement dans le Sahel. Il semble que l’Aés vient établir un rapport de force avec la Cédéao, l’Uémoa et d’autres institutions. On ne doute pas de la capacité de ces soldats à trouver des solutions militaires au phénomène du terrorisme. L’Aés peut régler ce problème-là. Cependant, le terrorisme a d’autres racines qui peuvent lui échapper.
Premièrement, la révolte contre l’état, la grande misère et la fatalité d’un avenir incertain sont des terreaux fertiles pour l’éclosion du terrorisme. Les problèmes liés à la pauvreté, à l’éducation et au développement sont des questions essentielles qu’on résout grâce aux relations multilatérales. Les dirigeants de l’Aés projettent également de doter les états de l’Alliance d’une monnaie alors que l’expérience a montré que les états africains qui ont pris cette initiative détiennent une monnaie faible. En République démocratique du Congo, par exemple, le dollar américain utilisé est manifestement bien apprécié de tous. Le Naira du Nigeria est fluctuant. J’ai l’impression que le discours et la bravoure militaire peuvent tromper et distraire. Là où on sent un manque d’inspiration, de courage et d’autodétermination, c’est que la plupart des dirigeants de l’Aés se tournent vers la Russie. Ils ont un avantage au plan militaire car la Russie est une puissance dans le domaine. Malheureusement, sur le plan économique et industriel, le pays de Poutine n’a pas grand- chose à leur apporter. Tout état d’Occident étant impérialiste, on peut regretter que les dirigeants de l’Aés se piègent.
Quelles sont pour la sous-région et le Continent, les implications socio-politiques de l’Alliance des États du Sahel ?
L’Aés vient se superposer aux institutions sous-régionales. Le problème majeur, c’est qu’elle est née, tout bien pesé, pour défendre les intérêts syndicaux de ceux qui font un coup de force. Un putschiste ne peut pas être démocrate, encore moins un protecteur des libertés. Généralement, quand un putsch survient, les militaires censurent les partis politiques, la presse, les organisations de la société civile. On peut prêter à l’Aés l’intention de soutenir le parti unique, d’ordonner des restrictions par une justice militarisée et politisée, d’aller vers une économie contrôler et/ou détricotée. De ce point de vue, l’Aés vient soutenir l’inattendu ou l’inespéré. Ce qui peut s’expliquer par la durée de la transition dans ces états. Car les militaires voudraient maîtriser leur territoire avant d’organiser les élections. C’est à craindre qu’au fil du temps, ils prennent goût au pouvoir et décident de ne pas partir aussi tôt parce que le pouvoir est si grisant. Voyez comment sont protégés ces militaires quand ils effectuent des sorties à l’intérieur de leurs propres pays : que ce soit au Mali, au Niger, en Guinée, au Burkina Faso, ils bénéficient d’un cordon sécuritaire inégalable. Ils sont ainsi gardés parce qu’ils ont peur qu’il y ait un autre coup d’état qui les renverse. Ce qui plonge les populations dans une spirale de coups de force, de fragilisation et de cassure dans la conduite de l’état. Cela signifie également que les problèmes liés à l’extrémisme violent pourraient engendrer d’autres situations politiques de mal gouvernance, de prise en otage d’un pays ou de ces états du Sahel, avec la mise à l’écart des partis politiques, de la société civile, et des institutions internationales qui aident au développement. On sent une sorte de déracinement, de rupture avec une tradition de multilatéralisme pour en fonder une autre. Plaise au Seigneur que cela aboutisse !
Les militaires au pouvoir sont en conflit avec d’autres pays et la sous-région. En voulant régler le problème du terrorisme, ils en créent d’autres d’ordre politico-administratif qui auront un impact sur toute la sous-région. Cette dynamique de révolte est soutenue par un panafricanisme qui n’est pas assez équilibré et qui n’a pas pris du recul. Le diagnostic est bon, néanmoins la solution laisse à désirer. Quelles ressources humaines avons-nous ? Quelles industries avons-nous ? Quels systèmes éducatif et sanitaire avons-nous ? Quel programme avons-nous pour l’émergence des filières de produits vivriers ? Il ne faudrait pas que ces pays de l’Aés vivent en autarcie.
Certains pensent que l’acte posé par les trois dirigeants de l’Aés permet à leurs pays de s’affranchir des puissances occidentales et américaines afin de se prendre véritablement en charge. Votre réaction.
Au plan international, il y a toujours des influences qui s’observent. Les pays n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. à un moment où le président russe Vladimir Poutine mène un combat stratégique, son pays voudrait avoir des partenaires sûrs en Afrique. Le théâtre de guerre russo-ukrainien se présente comme un feu allumé en Europe. La Russie pourrait allumer le même feu en Afrique à cause des intérêts géostratégiques en jeu. On irait, sans doute, vers une division de l’Afrique parce qu’on est à une époque de polarisation du monde. Quitter un maître comme esclave et aller en esclavage chez un autre maître sous prétexte que chez ce dernier, on est mieux traité, c’est toujours demeurer esclave. La Russie peut nous offrir du matériel militaire, par contre, pour plus d’efficacité, il faut aller vers un partenariat multilatéral avec tous les pays du monde.
Les pistes de sortie, les voici: l’industrialisation de l’Afrique. Il faut que nous soyons capables de transformer sur place nos matières premières. C’est quand nous allons nous industrialiser que nous pourrons commencer un chemin d’affranchissement. La deuxième solution est de peser dans les rapports de force à l’Organisation mondiale du commerce (Omc) afin qu’il y ait justice dans le commerce international. Que les prix des matières premières ne soient plus fixés d’avance, mais plutôt au prix que nous voulons. Si l’Omc continue de nous imposer des rapports de force, nous serons toujours minimisés. Il est vrai que l’Omc est un champ de concurrence et ce sont les états les plus riches qui font la loi. Le défi majeur se situe ici : on doit demander à être traités d’égal à égal. La troisième solution, c’est d’assurer l’emploi pour les jeunes et créer des conditions pour que les Africains restent chez eux.
Aujourd’hui, à quelles conditions le retour à une situation normale est-il possible dans ces états du Sahel et en Afrique de l’Ouest ?
Je ne pense pas que l’Aés ait les coudées franches pour poser des actes de souveraineté pérenne. Je m’interroge sur les capacités à long terme de chacun d’eux à relever leurs pays respectifs, à s’auto-suffire, à décoller économiquement, à lutter contre la pauvreté, à répondre aux exigences réelles du peuple qui sont multiples et multidimensionnelles. En livrant cette bataille militaire sans le Nigeria, le Ghana et d’autres pays de la sous-région, les militaires au pouvoir s’en sortiront-ils ? Il ne faut pas que le patriotisme devienne une idéologie. Le patriotisme, c’est un outil, un baromètre de travail. Quand il devient une idéologie, on s’enferme. On installe un régime de guerre, de torpeur, d’angoisse, et de fait, les élections, la paix et l’alternance sont compromises, La solution n’est pas que militaire. Sécuriser une zone ne veut pas dire qu’on redonne vie à la population. Les activités agricoles, commerciales, éducatives, et professionnelles doivent reprendre. Il faut gagner une bataille militaire, restaurer l’autorité de l’état en mettant en place un minimum d’administration et de structures vitales : centres de santé, écoles, marchés, mairies. C’est vraiment un travail de longue haleine.
Il revient également aux autres pays de la Cédéao et de l’Uémoa de ne pas se braquer contre les pays de l’Aés. Qu’ils travaillent plutôt ensemble avec ces états pour créer des ponts de dialogue. Il ne peut pas y avoir de lieux d’entente totale, mais il y aura certainement des points d’accords. Sur les plans économique et commercial, il faut continuer les échanges commerciaux avec ces états sahéliens et de l’hinterland. Sur le plan diplomatique, il faut trouver le juste milieu. Il est toujours important de se tourner vers l’espérance qui ne déçoit jamais.
Propos recueillis par
Florent HOUESSINON & Benoît-Mariano AYENA
Source : Journal La Croix du Bénin