« Laissez les mourir tous, Dieu reconnaîtra les siens !». Je paraphrase ainsi Arnaud Amaury qui avait affirmé, le 22 juillet 1209 lors du siège de Béziers : « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! ». Ce légat pontifical de Béziers avait trouvé une géniale formule pour renoncer à la distinction entre les hérétiques et les catholiques et à son pouvoir de protéger ces derniers.
Au Bénin, plus d’un millénaire après, la laïcité républicaine n’identifie pas le moindre hérétique, sauf peut être ces pauvres hères de journalistes condamnés à mort perpétuelle d’un système dit démocratique qu’ils ont pourtant contribué à bâtir de leurs mains au début des années 90 et qui se retrouve, malheureusement, être le plus impitoyable et répressif contre eux.
Chaque mois – et presque chaque semaine maintenant depuis plusieurs mois- la comptabilité macabre enregistre le décès d’un parmi eux. On n’en trouve presque pas aux cheveux grisonnants. La moyenne oscillant entre trentenaire et quadragénaire, mourant après « courte » ou « longue » maladie dissimulée derrière des révélations affreuses et inquiétantes de dénuement, de manque de moyens pour des soins adaptés et adéquats. Tous ou presque tous meurent de pathologies graves(Cancers, insuffisance rénale, insuffisance respiratoire, cirrhose de foie, diabète chronique…) conséquences d’un mode de vie précaire et désordonné et d’un manque d’assistance pour faire face aux maladies dès leurs débuts. Déjà au début de la décennie 2000, plusieurs aînés avaient caricaturé sur la précarité du journaliste béninois, présentant des personnages qui vivent dans l’incertitude du lendemain, « chevauchant des motos pétaradants et tombant régulièrement en panne, débarquant sur des lieux de reportage, les yeux hagards, les cheveux mal peignés, les chemises débrayées et mouillés cachant difficilement un corps dégoulinant de sueur et qui saute brutalement sur plusieurs sandwichs- dont il s’empiffre rapidement- lors des cocktails à la fin des reportages ».
Plus de vingt ans après, la situation n’a sensiblement pas changé.
Les décès des journalistes et les jérémiades qui s’en suivent souvent appartiennent desormais à la routine journalière des Béninois. Ils ne reçoivent que les « RIP » traditionnels ou les « il a eu quoi ? » que quelques confrères et curieux plaquent en commentaires sous leurs photos. Puis la vie reprend son court normal jusqu’à la prochaine annonce. Les vraies douleurs de séparation reviennent à leurs confrères qui les côtoyaient chaque jour au boulot, à leurs parents, épouses et surtout enfants qui grandissent souvent sans connaître leur père. Mais si depuis plus de vingt ans, la conjoncture n’a guère changé c’est parce qu’en dehors de quelques citoyens avisés et exigeants sur la qualité de l’information, le grand nombre se contente de la situation. En tête, les gouvernants. En précarisant le secteur, Chef de l’Etat, ministres, députés, maires, Directeurs de société et tous les autres lampistes du pouvoir d’Etat s’assurent une sécurité médiatique confortable. Plus les journalistes sont pauvres, moins ils seront incisifs, entreprenants et surtout curieux. Moins ils feront des enquêtes et des analyses profondes sur les situations. Ils se contenteront du peu d’informations qu’on va leur donner, des comptes rendus plats des activités de membres du gouvernement, des « notes de cadrage » émanant des bureaux douillets des cellules de communication et des consignes verbales de censure de tel contenu ou d’informations gênantes. Les hommes d’affaires et les magnats du pouvoir économique peuvent eux se réjouir d’être à l’abri de cette presse à scandales, prompte ailleurs à dénoncer sans cesse les dossiers de prévarication et de collusion entre gouvernants et hommes d’affaires. Et les journalistes, hélas n’en cherchent pas mieux paradoxalement. Ils sont malheureusement nombreux, je dis bien nombreux, à végéter dans l’aigreur et à penser que plus le nombre de journalistes diminue, mieux se porteront leurs poches car la manne financière sera suffisante pour combler leurs attentes.
Depuis 2016, la situation est devenue plus délétère.
La manne financière s’est réduite comme une peau de chagrin avec la non attribution de l’Aide de l’Etat à la Presse Privée et la suppression des contrats de publicité et de communication qui étaient de loin la première ressource financière des médias. Non content de les avoir sevré de rentes, le gouvernement a vicié le secteur des médias par l’adoption de la loi sur le Numérique, véritable épée de Damoclès sur les têtes des journalistes et l’instauration des procédures judiciaires et policières iniques devant la Cour de Répression des Infractions Economiques(CRIET) et l’Office Centrale de Répression de la Cybercriminalité (OCRC) devenu CNIN. La HAAC se montre plus répressive que protectrice en fermant une quinzaine de médias (dont six ont été autorisés à reprendre) depuis 2016. Ce tableau est totalement aux antipodes des ambitions du chef de l’Etat qui avait clamé en 2016 vouloir « une presse libre qui répond de ses dérapages qu’une presse sous ordre ».
Pendant que les journalistes, eux, meurent avec leur métier, des entités mercantiles font fortune sur leurs pauvres labeurs et leurs souffrances.
Les sociétés de GSM par exemple ont vu leurs chiffres d’affaires accroître de façon exponentielle depuis 2020. En décembre, ce chiffre d’affaires est de 339,57 milliards pour MTN, Moov et Celtis dont 55% pour MTN seul. Ceci, grâce à la montée de la consommation effrénée des Mégaoctets par des populations qui ont acquis de plus en plus le réflexe de cliquer sur des liens d’articles, de sons et d’images générés par les médias. Ils contribuent ainsi à enrichir les sociétés de GSM mais aussi les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon…) qui tirent aussi leurs marrons du feu grâce aux contenus des médias. Ailleurs, syndicats de journalistes et patronat de presse se battent pour qu’une partie de cette manne financière revienne aux médias. Au Bénin, l’Union à vocation syndicale qui devrait défendre les intérêts des journalistes est totalement sclérosée, préférant jouer à la « sympathique » en demandant des messes pour les journalistes décédés que de mener une vraie lutte pour l’amélioration de leurs conditions de vies. Le patronat est quant à lui presque inexistant, donnant ses rares signes de vie à des occasions solennelles.
Au regard du tableau clinique présenté par la presse béninoise, il n’aura meilleure réforme que celle qui l’aidera à gagner de l’argent à partir de ses efforts et à garantir une meilleure existence de vie à ses acteurs. Les autres réformes, agitées depuis la décennie 2000 comme la formation, la spécialisation et même l’équipement des médias, si elles restent d’actualité, devront être auxiliaires à celle-ci. Autrement, c’est comme si tout un peuple accepte comme Arnaud Amaury de laisser mourir tous les journalistes en laissant le soin à Dieu de rechercher les « siens » et de les conduire au paradis.