Quand une nouvelle institution menace l’équilibre démocratique du pays
À quelques jours de la fin de son second et dernier mandat, le président de la République du Bénin a surpris l’opinion en initiant une révision constitutionnelle inattendue. Présentée comme une modernisation de l’architecture institutionnelle, cette réforme cache en réalité une profonde mutation du régime politique. Son point central : la création d’un Sénat aux contours flous, doté de prérogatives immenses, hybrides et souvent concurrentes de celles des institutions déjà existantes.
Derrière ce vernis institutionnel se dessine une entreprise beaucoup plus préoccupante : la construction d’une suprainstitution politique, conçue pour prolonger le pouvoir d’un camp au-delà du mandat présidentiel. Une réforme qui, sous couvert de stabilité, ouvre la voie à un véritable coup d’État institutionnel.
- Une révision constitutionnelle inopportune et politiquement suspecte
Le moment choisi suffit à éveiller la suspicion. À la veille de son départ, un chef d’État n’a guère la légitimité morale pour redessiner la Constitution, surtout lorsque cette réforme n’émane d’aucune urgence nationale ni d’un consensus populaire. Pourtant, c’est bien dans ce contexte crépusculaire du pouvoir que la révision a été engagée, grâce à une majorité parlementaire disciplinée.
Officiellement, il s’agirait de « renforcer les institutions », de « pérenniser la stabilité » et de « consolider les acquis du développement ». En réalité, tout indique une manœuvre politique : reconfigurer le système institutionnel pour y maintenir l’influence du pouvoir sortant.
- Un Sénat aux contours flous et aux ambitions démesurées
Le texte de la réforme précise que le Sénat a pour mission de « concourir à la sauvegarde et au renforcement des acquis du développement de la nation, de la défense du territoire et de la sécurité publique ». Il « veille à la stabilité politique, à la continuité de l’État et à la paix de la Nation ».
Autant d’expressions vagues, politiquement séduisantes, mais juridiquement creuses et indéterminées. Que signifie “sauvegarder les acquis du développement” ? Quelle base juridique pour “veiller à la paix de la Nation” ? Ces formulations confèrent à l’institution un champ d’action illimité et incontrôlable.
Le Sénat serait composé d’une élite fermée :
les anciens présidents de la République,
les anciens présidents de l’Assemblée nationale et de la Cour constitutionnelle,
les anciens chefs d’état-major,
et des membres nommés par le président et par le président de l’Assemblée nationale.
Une assemblée d’initiés, sans légitimité électorale, dotée pourtant du pouvoir de délibérer sur les grandes orientations politiques, les lois relatives à la sécurité, aux finances publiques et à la défense du territoire.
- Une concurrence frontale avec le pouvoir présidentiel et les institutions existantes
La Constitution béninoise de 1990 établit clairement les responsabilités du président de la République : il est l’élu du peuple, garant de l’unité nationale, de la sécurité, de la paix et du bon fonctionnement des institutions. Son autorité découle de la légitimité électorale et du mandat populaire.
Le Sénat, tel que proposé dans la réforme, revendique les mêmes fonctions que le président de la République, Chef de l’État et Chef du gouvernement : veiller à la stabilité politique, à la continuité de l’État, à la défense du territoire et à la sécurité publique. Ce chevauchement de compétences crée une situation inédite et dangereuse : deux institutions se disent garantes de l’État, sans hiérarchie claire.
Les risques politiques immédiats
– Conflits d’attribution permanents
Si le président et le Sénat s’affrontent sur des décisions majeures ( par exemple sur la sécurité nationale, la défense ou la nomination de responsables clés), l’État pourrait se retrouver paralysé. Les institutions existantes, comme le gouvernement et le parlement, pourraient être mises en concurrence, incapables de fonctionner efficacement.
– Affaiblissement de l’autorité présidentielle
Un président élu pourrait se retrouver subordonné à une assemblée non élue, composée d’anciens dignitaires et de militaires. Chaque décision importante risquerait d’être suspendue ou contestée par le Sénat, réduisant la capacité du chef de l’État à gouverner et à prendre des décisions stratégiques.
Les menaces à la stabilité sociale
– Tensions sociales et méfiance citoyenne
Si les décisions gouvernementales sont constamment bloquées ou contestées, la population pourrait perdre confiance dans les institutions, déclenchant des manifestations ou des mouvements sociaux.
– Risque d’escalade politique
La superposition du pouvoir entre un président élu et un Sénat influent peut créer un climat de rivalités permanentes, propice à l’usage de la rue pour imposer des décisions ou contester des lois, fragilisant la cohésion nationale.
– Fragilisation du modèle démocratique béninois
Le Bénin, reconnu pour sa stabilité démocratique en Afrique de l’Ouest, verrait son système institutionnel fragilisé. Une telle réforme pourrait installer un précédent dangereux : des institutions parallèles pouvant se substituer à la volonté populaire, au détriment de la gouvernance et de la paix sociale.
En clair, la superposition des pouvoirs entre le président élu et le Sénat ne se limite pas à un simple problème juridique. Elle crée une menace réelle pour la stabilité politique et sociale du pays, pouvant entraîner paralysie de l’État, conflits institutionnels et tensions dans la société, avec des effets durables sur la cohésion nationale.
- Un Sénat juge des dirigeants politiques : la tentation de l’arbitraire
Plus inquiétant encore, le projet de révision confère au Sénat le pouvoir de se prononcer sur le comportement des dirigeants politiques et de les sanctionner.
Une telle disposition rompt avec tous les principes de la séparation des pouvoirs et de la responsabilité politique. Donner ce pouvoir à une assemblée non élue, composée d’anciens dignitaires et de militaires, revient à instaurer un Conseil de surveillance politique, un organe moral doté de pouvoirs disciplinaires.
- La suspension du pluralisme : une trêve politique qui confisque la démocratie
L’un des aspects les plus troublants du projet de révision constitutionnelle tient à l’instauration d’une véritable « trêve politique », organisée autour du cycle présidentiel.
Le texte prévoit qu’à compter de l’élection du Président de la République (dès avril 2026), les activités politiques des partis et des autres corps de la Nation doivent converger vers le renforcement de l’action politique du gouvernement jusqu’à l’année précédant la prochaine élection présidentielle (2031).
La période de trêve s’étend donc de 2026 à 2030, soit quatre années
durant lesquelles toute activité de compétition politique est suspendue. L’animation du débat politique à finalité compétitive est interdite. L’activité politique doit être exclusivement « contributive », c’est-à-dire qu’elle doit concourir au succès de l’action gouvernementale.
- Une réforme contraire à l’esprit de la Constitution de 1990
La Constitution de 1990 repose sur trois piliers :
– le pluralisme politique,
– la séparation des pouvoirs,
la limitation stricte du pouvoir exécutif.
En instituant un Sénat doté de pouvoirs politiques, militaires et moraux, cette réforme détruit cet équilibre fondateur. Elle remplace un État de droit pluraliste par un État de contrôle, où le débat politique devient suspect et la loyauté au pouvoir la seule vertu républicaine.
- Vers une confiscation du pouvoir constituant
Le cœur du problème réside dans la nature même de cette révision : elle ne répond à aucune urgence juridique ou sociale, mais à une volonté politique de verrouillage du système.
Le pouvoir constituant dérivé, confié au parlement, est détourné pour modifier la substance même du régime démocratique. En dotant le Sénat de pouvoirs quasi présidentiels et en restreignant les libertés politiques, la réforme installe une superstructure politique qui peut limiter l’action du président élu ou orienter l’exécutif selon sa propre logique.
En d’autres termes, le pouvoir censé protéger le peuple et l’équilibre démocratique est capté par une institution non élue, transformant la Constitution en un instrument de verrouillage politique.
- Un coup d’État institutionnel, doux mais redoutable
L’expression « coup d’État » n’est pas exagérée. Traditionnellement, un coup d’État implique des militaires qui prennent le pouvoir par la force. Ici, le mécanisme est institutionnel et légal en apparence, mais tout aussi redoutable :
– Un Sénat au-dessus de la République
L’institution agit comme un pouvoir parallèle capable de juger, sanctionner et influencer le gouvernement élu.
– La neutralisation de l’opposition et du pluralisme
Avec la trêve politique de 2026 à 2030, les partis et les corps de la nation ne peuvent critiquer ni proposer des alternatives. Le débat politique est suspendu, et la loyauté à l’exécutif devient la norme.
– Une confiscation douce du pouvoir
Ce coup d’État n’utilise pas la force, mais les institutions mêmes pour concentrer l’influence politique dans un cercle restreint. Les institutions existantes, y compris le parlement et les juridictions prévues par la constitution, sont affaiblies ou mises en concurrence.
En résumé, c’est un coup d’État légal et institutionnel, dont le danger est d’autant plus grand qu’il se cache derrière des mots séduisants : « stabilité », « sauvegarde du développement » ou « continuité de l’État ».
- Conclusion : un chantier constitutionnel à haut risque pour la démocratie
La révision proposée révèle une ambition centralisatrice dépassant largement les ajustements techniques habituels. Elle installe un Sénat hybride, doté de pouvoirs étendus, et organise une trêve politique qui suspend le pluralisme pendant presque tout le mandat présidentiel.
En d’autres termes, la réforme ne modernise pas l’État ; elle recompose le pouvoir pour le rendre inaccessible aux autres forces politiques. Elle érode les garde-fous démocratiques, neutralise l’opposition et met en tension la séparation des pouvoirs.
Si ce projet devait être adopté, le Bénin se retrouverait face à une démocratie limitée, où la stabilité promise masquerait la confiscation du pouvoir et l’étouffement du pluralisme. Le véritable enjeu est citoyen : maintenir la liberté d’expression, le débat politique et le contrôle démocratique face à une institution supérieure au peuple.
Adégbola Franck OKE