Le discours n’est pas nouveau. La posture, encore moins. Elle confirme l’instabilité et la trahison observées chez certains dirigeants. Celui-ci n’est fait pas exception. On a vu comment le« Je ferai de mon mandat unique une exigence morale » a glissé subtilement sur le « j’aviserai » avant de se transformer en un mandat bonifié de quarante cinq jours puis accompagné un second dont l’issue apparaît toujours incertaine pour bon nombre d’observateurs attentifs de la vie politique béninois au regard des nombreux avatars de l’agencement juridique électoral
A la chute du mur de Berlin en 1990 et de la fin de la Guerre Froide, des savants avaient tôt fait de proclamer la fin des idéologies. Le plus entreprenant parmi eux, le politologue américain Francis Fukuyama avait publié en 1992 « La fin de l’histoire et le dernier Homme », un essai majeur qui avait postulé un monde paisible sans évolutions majeures. La thèse fut adulée avant d’essuyer de nombreuses critiques et de finir par perdre sa prestige.
Des années après, soit dans la décennie 2020, il faut attendre l’avènement des militaires au pouvoir dans certains pays africains pour entendre encore les mêmes refrains. Les idéologies sont considérées comme des fabrications intellectualistes inutiles dont on aurait plus besoin. Ceux-ci opposent idéologie et action. La première étant prise maladroitement comme un concept creux reposant sur les élucubrations intellectuelles alors que l’action et le pragmatisme étaient bien plus prisées.
Fort curieux, cette thèse est reprise presque mot pour mot par le président Patrice Talon lors de la rencontre avec les jeunes à la présidence de la République le 28 juillet 2025. Répondant à une question, le Président de la République embouche la même trompette. « J’aimerais tellement que demain ceux qui sont bons chez les Démocrates, ceux qui sont bons chez les UP-R, ceux qui sont bons au BR travaillent ensemble pour construire le Bénin. Ce n’est pas vraiment la contradiction majeure qui fait la différence. Nous sommes trop pauvres…Nous pouvons travailler ensemble pendant un temps. Dix, quinze, vingt ans et après, on va créer les idéologies mais aujourd’hui le problème du Bénin est le même. Les besoins sont les mêmes. On n’a pas rien à faire à d’avoir une idéologie particulière. On veut se développer par la satisfaction des besoins essentiels, par le développement économique et par la préservation des libertés… ».
Mais l’idéologie telle que l’a définie Antoine Destutt de Tracy, l’inventeur du mot, c’est la science des idées. Dès le milieu du XIXe siècle, l’idéologie recouvre l’ensemble des idées qui inspirent un gouvernement ou un parti. Elle est alors synonyme de « courant de pensée ». Mais c’est chez les marxistes que le mot trouve une traduction efficiente puisqu’il remplace la superstructure. Dans « Contribution à la critique de l’économie politique écrite par Karl Marx en 1859, il décrit : « L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base [infrastructure] concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées ». La superstructure façonne l’infrastructure. En un mot, l’idéologie façonne les moyens de production et vis versa.
L’idéologie n’est donc pas une vue d’esprit, encore moins une réflexion intellectuelle sans action. Tous les projets, les réalisations et réformes s’alignent selon un corpus d’idées conçues à l’avance. L’ensemble de ces idées n’est rien d’autre que l’idéologie.
Lorsque le chef de l’Etat décide d’investir plus d’argent dans la construction des infrastructures touristiques que les écoles c’est qu’il a fait le choix d’une idéologie.
En choisissant d’investir des milliards pour fleurir et embellir le palais au lieu de subventionner la dialyse pour les personnes souffrant d’insuffisance rénale c’est aussi le choix d’une idéologie.
La suppression des ONG de collectes d’ordures au profit d’une grande société est certes une réforme mais un choix qui répond à une idéologie.
Lorsqu’on ferme une demi douzaine de sociétés d’Etat en début de mandat et qu’on licencie tous leurs agents sans rien leur donner en retour c’est qu’on applique une idéologie
Le choix même de grossir les salaires politiques alors que les travailleurs lambda n’ont rien obtenu de substantiel retourne d’une option idéologique.
Le chef de l’Etat a beau clamer l’inutilité des idéologies mais il en a une. Point n’est besoin d’être un érudit pour savoir qu’il est un capitaliste. Un néolibéral pur et dur. Un chantre du capitalisme sauvage. Il est bien étonnant qu’après avoir pratiqué une politique néolibérale, Patrice Talon revient en revendiquer sa mort. De même, il est bien étonnant de l’entendre prôner la paix et l’unité nationale alors que son régime a le plus fragilisé le tissu social et le vivre-ensemble.
Non, les idéologies ne sont pas des élucubrations intellectuelles qui viennent ex nihilo. Elles sont souvent le levain et le soubassement de nos projets. Et nous adhérons tous souvent à des idéologies sans le savoir.