Malgré la montée de l’autoritarisme dans bien des pays, la force de contestation démocratique ne faiblit pas. C’est ce que j’ai pu constater lors de ma participation (en duplex depuis Paris) à la présentation (qui se déroulait à Cotonou) du nouveau livre d’Éric Aguénounon publié récemment aux éditions L’Harmattan. Ce livre, qui a pour titre Le procès « démocratie et bureaucratie » dans le jury Lefort et Weber. Généalogie conceptuelle et analyse de terrain, porte d’une part sur la question des rapports entre démocratie et bureaucratie à partir de Claude Lefort et Max Weber, d’autre part sur l’analyse de la situation politique au Bénin, – pays marqué depuis son indépendance par la corruption des élites au pouvoir et l’autoritarisme de ses dirigeants, malgré une relative démocratisation du pays dans les années 2000 qui semble malheureusement avoir fait long feu ces dernières années. Les intervenants, pour la plupart issus de la société civile béninoise, y ont exprimé, au delà de la promotion commerciale du livre, non seulement l’intérêt qu’ils ont pris à lire l’ouvrage d’Éric Aguénounon, mais plus largement, le désir qu’ils ont, et qu’éprouve manifestement une large majorité du peuple béninois, de vivre en démocratie, et non dans l’un de ses innombrables régimes qui se prétendent démocratiques mais ne parlent finalement qu’au non d’Un-seul. Visiblement, quelque soit le lieu et les différences de culture, la conquête de la citoyenneté pleine et entière et celle des droits sociaux motivent encore les populations refusant de se soumettre aux formes oligarchiques d’un pouvoir qui n’a que faire de la souveraineté populaire, ou alors pour l’instrumentaliser à titre démagogique lors d’une élection.
Ces mouvements de contestation, signes d’une remarquable vitalité démocratique, – de même en Europe et aux États-Unis en réaction aux démagogues (Trump aux États-Unis, l’extrême droite en Europe) menant des politiques nationalistes pour lesquelles le migrant est un danger mortel –, témoignent que sur le plan philosophique une pensée conflictuelle de la démocratie comme celle de Claude Lefort, à laquelle l’auteur accorde une large place, reste d’une grande actualité. Ce qui fait d’ailleurs la valeur de la réflexion menée par Éric Aguénounon est qu’il ne s’enferme jamais dans une lecture académique de Claude Lefort, déconnectée des enjeux politiques concrets, mais qu’il cherche dans son œuvre des réponses pertinentes aux problèmes du temps présent qui se posent à lui, et plus généralement, aux démocrates béninois opposés à l’autoritarisme et à la confiscation oligarchique du pouvoir par les gouvernements en place. « C’est du lieu de ces réflexions antérieures, non philosophiques, émises en amont, écrit-il en introduction, que j’accueille et apprécie avec grand intérêt la pensée de Claude Lefort ». Questionner l’universel en le mettant à l’épreuve du temps présent, et dans le même mouvement, interroger le temps présent en réfléchissant sur ce qui, en lui, le porte au-delà de sa contingence : l’auteur entend rester fidèle à la démarche adoptée par Claude Lefort.
Il n’est donc pas seulement question du Bénin dans cet ouvrage. Ou s’il en est question, c’est aussi dans la mesure où ce qu’il s’y passe vaut pour tous les pays où vivent des êtres humains qui manifestent un goût pour la liberté et l’égalité. Car pour Lefort, il y a politiquement des choses inacceptables, contre lesquelles les hommes doivent résister. En ce sens, la démocratie n’est pas seulement une forme de régime pourvue d’institutions spécifiques, qu’on pourrait opposer à d’autres formes (tyrannique, totalitaire…). Elle est une manière d’agir présente dans toutes les sociétés dès que celles-ci se composent d’êtres humains qui refusent collectivement l’imposition d’un pouvoir injuste et oppressif. L’auteur rappelle, en référence à Lefort, que si la démocratie constitue le plus fragile des régimes politiques, elle en constitue également l’une des formes les plus exigeantes, au contraire de l’autoritarisme qui n’a pour autres ressorts que la complaisance et la lâcheté, nées du renoncement de l’être humain à ce qui fait de lui précisément un être humain – à savoir la liberté et le refus de la domination.
Claude Lefort a toujours défendu l’idée qu’il fallait soutenir le combat des peuples contre l’oppression, que celle-ci prenne la forme de l’autoritarisme ou s’exprime de manière encore plus exacerbée sous les modalités de la domination et de la terreur totalitaire. Ce combat est pour lui universel, il mérite d’être soutenu quelque soit le pays dans lequel s’exprime cette résistance à l’arbitraire du pouvoir.
C’est dans ce sillage, sinueux et souvent peu praticable, que s’inscrit le livre courageux d’Éric Aguénounon. On doit souhaiter qu’il ait l’influence qu’il mérite sur la société béninoise et qu’il puisse faire jaillir, chez ses lecteurs, d’autres étincelles de pensée critique.
Nicolas Poirier
Laboratoire Sophiapol/Université de Paris Nanterre
Docteur en science politique
Habilité à diriger les recherches en philosophie contemporaine*